Les projets de réutilisation des eaux usées traitées font rarement l’objet d’analyses économiques. Lorsque c’est le cas, les coûts et bénéfices sociaux et environnementaux ne sont pas correctement pris en compte ou quantifiés.
Dans cette publication de la revue Irrigation and Drainage (Volume 69, Issue 21), publiée en décembre 2017 et rassemblant les expertises de Rémi Declercq, Nicolas Condom (Ecofilae), Sébastien Loubier et Bruno Molle (IRSTEA UMR G-EAU), la méthodologie d’analyse coûts–bénéfices (ACB) est présentée comme un outil permettant d’évaluer la rentabilité d’un projet à l’échelle d’un territoire et pouvant adaptée à l’évaluation de projets de réutilisation des eaux usées traitées.
La méthodologie employée est bien maitrisée et les difficultés de mise en œuvre sont davantage liées à la complexité du système. L’opérateur doit en effet être en mesure de comprendre, de formaliser et d’imaginer les contraintes et les risques associés à différents domaines tels que l’urbanisme, l’agriculture et l’hydrologie. Les incertitudes résiduelles sur les valeurs de paramètres clés peuvent être prises en compte par l’étude de différents scénarios et/ou par des approches stochastiques.
Cette approche est illustrée à travers les études de cas des villes de Clermont-Ferrand où des eaux usées traitées sont réutilisées par un réseau collectif d’irrigation, et de Cannes où la recharge de milieux permet la réutilisation indirecte pour différents usages, dont la production indirecte d’eau potable. Ces études de cas illustrent comment l’analyse économique peut aider à la prise de décision.
Nous vous proposons un extrait de cette publication à retrouver sur le site de la revue :
Introduction
La réutilisation des eaux usées, traitées ou non, est une solution particulièrement intéressante dans les zones de stress hydrique. Elle permet de lutter contre la pénurie d'eau et d'améliorer la qualité des eaux de surface (...). Cependant, la durabilité des projets est essentielle. Les considérations économiques revêtent une importance capitale lors de l'évaluation du potentiel des projets de réutilisation des eaux usées traitées (...). Or, la conception de ces projets intègre rarement une analyse économique équilibrée, contrairement à d'autres types de projets d'aménagement. De ce fait, la faisabilité économique des projets de réutilisation des eaux usées traitées reste insuffisamment étudiée (...). Ceci s'explique en partie par la difficulté à identifier et à quantifier précisément les impacts économiques internes et externes. Si les impacts internes sont facilement quantifiables, les externalités, non prises en compte par le marché, nécessitent des méthodes d'évaluation économique pour leur quantification (...). Par conséquent, les avantages et les coûts réels de nombreux projets ne sont pas correctement évalués (...). Des études menées dans les pays méditerranéens (...) ont montré que lorsque les externalités sont correctement quantifiées et intégrées à l'analyse économique, le nombre de projets de réutilisation des eaux usées traitées économiquement viables augmente. L'analyse coûts–bénéfices (ACB) des projets de réutilisation des eaux usées suscite donc un intérêt croissant, mais cette méthodologie a été peu appliquée en France et dans la région méditerranéenne à ce type de projets.
Deux projets français ont été sélectionnés pour appliquer la méthodologie d'analyse coûts–bénéfices et évaluer la rentabilité de la réutilisation des eaux usées traitées. Ces deux contextes sont représentatifs des problèmes de rareté et de qualité des ressources en eau en France et dans la région méditerranéenne, problèmes qui pourraient être partiellement résolus par la réutilisation des eaux usées traitées.
Le projet de réutilisation agricole des eaux usées de Clermont-Ferrand est de loin le plus important projet de réutilisation des eaux usées traitées mis en œuvre en France, avec 1 400 ha équipés pour l’irrigation depuis 1996, dont la moitié est irriguée chaque année. L’analyse économique détaillée est donc une évaluation ex post .
Dans la région de Cannes, un projet de réutilisation des eaux usées traitées a été conçu pour recharger les nappes phréatiques et souterraines en amont de la Basse Vallée de la Siagne (BVS), afin d'alimenter indirectement de nombreux usages en aval, notamment la production d'eau potable, mais aussi l'irrigation des terrains de golf et des exploitations agricoles. Ce projet n'a pas encore été mis en œuvre. L'analyse économique présentée ici constitue donc une évaluation ex ante .
La méthodologie d'analyse coûts–bénéfices (ACB) est d'abord décrite, notamment son utilisation pour approfondir l'évaluation et mettre en évidence les conditions qui rendront les résultats de l'analyse utiles à la prise de décision. Ensuite, les études de cas de réutilisation des eaux usées de Clermont-Ferrand et de Cannes sont détaillées. Les objectifs sont : (i) évaluer l'applicabilité de la méthodologie ACA aux projets de réutilisation des eaux usées, sans difficultés particulières, et souligner ses limites ; (ii) évaluer la rentabilité économique de ces projets pour les territoires dans une perspective de gestion intégrée des ressources en eau (GIRE) et d'économie circulaire, et analyser la répartition des coûts et des bénéfices entre les parties prenantes.
Matériels et méthodes
L'analyse coût-bénéfices, une méthode pour évaluer la rentabilité des projets de réutilisation des eaux usées traitées
L'analyse coûts–bénéfices (ACB) est une technique d'analyse de projets permettant de déterminer leur intérêt pour les secteurs public et privé. L'ACA attribue une valeur monétaire à chaque intrant et extrant du projet (...). Cette méthodologie, pourtant bien connue, est rarement appliquée aux projets de réutilisation des eaux usées traitées (EUT), ou seulement partiellement. Les ACA sont mises en œuvre (i) pour évaluer la rentabilité économique des projets pour une collectivité sur un territoire donné, et (ii) pour identifier les parties prenantes gagnantes et perdantes afin de définir des mesures correctives visant à atteindre un équilibre mutuellement avantageux. Les termes « collectivité » ou « territoire » désignent ici l'ensemble des parties prenantes et des organismes financeurs impliqués directement ou indirectement dans le projet.
La méthodologie comprend les étapes successives suivantes : (1) identification des différents scénarios de réutilisation des eaux usées traitées (un seul scénario de réutilisation des eaux usées traitées est possible), (2) caractérisation de la sphère d'analyse (géographie et acteurs impliqués), (3) caractérisation du scénario de référence (sans réutilisation) (y compris les changements futurs), (4) définition du calendrier (de 20 à 50 ans), (5) identification et évaluation des coûts et des avantages pour les scénarios de réutilisation et de référence, (6) calculs de la valeur actuelle nette (VAN) (en tenant compte du taux d'actualisation) pour comparer les scénarios, (7) analyse de sensibilité de la VAN aux principaux paramètres.
Sites et contextes
La Basse Vallée de la Siagne (LSLV) dans la région de Cannes
La région de Cannes est un territoire soumis à un stress hydrique important, avec de nombreuses contraintes liées à une urbanisation intensive et à une augmentation prévue de la population permanente et saisonnière dans les années à venir.
La Basse Vallée de la Siagne (BVS), d'une superficie de 15 km² , se situe en aval du bassin versant de la Siagne, qui s'étend sur 520 km² . La BVS s'élargit de 1 km à près de 4 km en descendant vers le sud jusqu'à la Méditerranée. Entourée de collines douces à l'est et à l'ouest, elle se subdivise en deux zones principales : (i) la vallée amont, zone agricole à forte valeur ajoutée (sur 100 ha), est consacrée aux cultures à forte valeur ajoutée, notamment aromatiques et médicinales, aux légumes et aux arbres fruitiers. L'irrigation y est principalement assurée par des systèmes d'irrigation de surface ou au goutte-à-goutte ; (ii) la vallée aval, densément urbanisée, est composée de zones commerciales et industrielles. Les zones résidentielles de Cannes, Mandelieu-la-Napoule, Pégomas et La Roquette-sur-Siagne s'étendent sur les contreforts, la BVS étant sujette à d'importantes crues.
Le procédé de traitement des eaux usées de la station d'épuration d'Aquaviva comprend un réacteur biologique et une ultrafiltration membranaire. La station traite les effluents domestiques de Mandelieu-la-Napoule, de Cannes et de six autres communes. Plus de 16 millions de m³ d'eaux usées traitées sont rejetés chaque année en Méditerranée, avec un impact très faible sur les zones de baignade et la biodiversité marine (...).
Le débit du module de la rivière Siagne en amont de la SLV est de 9,09 m³ s⁻¹ ( Base Hydro, 2015). La rivière subit d'importants prélèvements d'eau dans la zone de la SLV, notamment en amont et en aval : (i) le Beal, un ancien canal d'irrigation qui se jette dans la mer et qui prélève 5 à 10 % du débit de la rivière Siagne en amont de la SLV ; (ii) les prélèvements agricoles directs pour l'irrigation ; (iii) les deux prélèvements d'eau de Mandelieu-la-Napoule pour la production d'eau potable et l'irrigation du terrain de golf.
Les eaux souterraines du SLV sont utilisées pour : (i) la production d’eau potable par le SICASIL (Syndicat Intercommunal de l’eau potable du Grand Bassin Cannois), qui distribue l’eau à l’agglomération cannoise (à l’exception de Mandelieu-la-Napoule) grâce à trois puits situés en amont du SLV ; et (ii) l’irrigation et l’usage domestique privé, avec un nombre de puits et un volume pompé inconnus. Jusqu’à présent, les ressources en eau souterraine n’ont pas subi de baisse significative, mais la salinité augmente dans la partie sud du SLV : le terrain de golf et les agriculteurs du sud ne peuvent plus l’utiliser. Le front de sel progresse lentement (BRL et al ., 2008) ; ce phénomène est aggravé par l’augmentation des prélèvements d’eau souterraine.
Nous avons constaté que dans la vallée de la Siagne (SLV), l'eau utilisée pour l'irrigation agricole provient à 70 % des eaux souterraines, à 20 % du canal du Beal et à 10 % de la rivière Siagne (...). Or, les agriculteurs ne dépendent plus de l'eau du Beal, car les prélèvements y sont incontrôlés et le canal est alimenté par de nombreux canaux d'eaux pluviales urbains, ce qui entraîne des débits très variables et une eau de faible qualité, fortement contaminée par des agents pathogènes (...).
Une station de surveillance des débits est située sur la rivière Siagne, à quelques mètres en aval des captages d'eau de Mandelieu-la-Napoule. Un débit minimal d'étiage est fixé à 475 l/ s . Ce débit limite n'a pas été respecté durant les étés de 2010 à 2014. Par ailleurs, les volumes maximaux autorisés pour les prélèvements dans les trois puits d'eau souterraine situés en amont du bassin versant de la Siagne (SLV) contraignent SICASIL à limiter les prélèvements. Nous constatons donc qu'aucune ressource en eau locale supplémentaire n'est disponible dans le SLV, ni dans la rivière Siagne et le canal de Beal, ni dans la nappe phréatique du SLV, pour faire face à la demande croissante en eau potable liée à la croissance démographique prévue. Nous estimons également que les prélèvements d'eau pour l'irrigation (terrains de golf et agriculture) ne changeront pas dans les années à venir : nous constatons que l'augmentation de la demande en eau due au changement climatique sera compensée par des transitions planifiées vers des systèmes de gestion de l'eau plus efficaces (passage aux systèmes d'irrigation goutte à goutte, meilleure planification de l'irrigation, etc.) et par la diminution des terres cultivées irriguées.
La plaine de la Limagne noire dans la région de Clermont-Ferrand
La Limagne Noire est une plaine agricole très fertile située au nord-est de Clermont-Ferrand. La région est rurale. Les principales cultures sont le maïs (grain et semences), la betterave sucrière et le blé. Le maïs semence présente la marge brute la plus élevée et les agriculteurs sont contraints par les entreprises semencières locales d'irriguer leurs cultures pour des raisons de sécurité. La production de betteraves sucrières est destinée à une sucrerie qui possède 12 hectares de lagunes (...).
Les ressources en eau sont rares dans la région : les débits des rivières Bedat et Artière ne peuvent pas satisfaire la totalité des besoins en eau d'irrigation ; ce sont toutes deux des affluents de l'Allier qui coule 20 km à l'est.
La station d'épuration de Clermont-Ferrand utilise un procédé à boues activées, incluant des étapes spécifiques de dénitrification et de déphosphatation, et traite environ 40 Mm³ d'eaux usées domestiques par an. Les eaux usées traitées sont ensuite rejetées dans l'Artière. Cette station d'épuration appartient à la commune de Clermont-Ferrand et est située à proximité de la sucrerie.
Depuis 1996, les eaux usées traitées sont réutilisées pour l'irrigation des terres agricoles. 1 400 hectares de terres agricoles sont équipés pour l'irrigation, la moitié étant irriguée chaque année par rotation. L'association des usagers de l'eau de Limagne Noire a été créée au début du projet et le système de distribution (réseau et pompes) a été installé (...).
Réglementation française sur la réutilisation des eaux usées traitées
En France, l’irrigation des terres agricoles et des espaces verts (y compris les stades et les terrains de golf) par des eaux usées traitées (EUT) est autorisée et encadrée par l’arrêté national du 2 août 2010. Le rejet d’EUT dans les eaux de surface est autorisé, sous réserve d’une évaluation d’impact sur les usages en aval (Code de l’environnement). D’autres usages des eaux usées, tels que l’assainissement urbain ou la recharge des nappes phréatiques, peuvent être évalués dans le cadre de projets pilotes afin de recueillir des retours d’expérience et d’adapter la réglementation. Ces initiatives bénéficient du soutien des autorités locales.
À propos de la revue Irrigation and Drainage
Publiée par l'ICID (International Commission on Irrigation & Drainage), la revue Irrigation and Drainage présente des recherches et des applications pratiques sur les questions scientifiques, techniques, environnementales et socio-économiques liées à l'irrigation, au drainage et à la gestion des inondations. Revue internationale spécialisée dans l'intervention humaine pour la gestion durable de l'eau, elle aborde l'application des technologies et des méthodes de gestion pour l'approvisionnement en eau, l'évacuation des eaux excédentaires, la prévention de la salinisation et de l'engorgement, la protection des sols contre les inondations et l'optimisation de l'utilisation de l'eau par une allocation, une conservation, un drainage et une réutilisation appropriés.



